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La pandémie du COVID-19 a déclenché des contrôles aux frontières dans beaucoup de pays du monde pour freiner la propagation de la maladie. En Afrique, ces mesures ont interrompu les progrès vers l’intégration économique. La zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA) était censée établir une libre circulation des marchandises à l’échelle du continent à partir du 1er juillet. Aujourd’hui, la Commission de l’Union africaine a proposé de reporter ce lancement au 1er janvier 2021. En outre, les restrictions commerciales mises en place en Afrique et ailleurs en réponse à la pandémie alimentent les craintes d’une nouvelle crise alimentaire sur le continent (voir le suivi des restrictions aux exportations de l’IFPRI).
Dans toute l’Afrique, les contrôles aux frontières liés à la pandémie ont de nombreuses répercussions économiques. Nous examinons ici ces impacts et suggérons des moyens d’en atténuer le coût pour les communautés locales.
La plupart des pays africains ont mis en place des politiques de fermeture des frontières. Cela concerne notamment les frontières terrestres. Alors que le fret peut passer sous des conditions de contrôle renforcé non seulement aux postes douaniers, mais aussi le long des corridors intérieurs de commerce, les personnes ne le peuvent plus. Les autorisations de circulation du fret sont parfois accordées uniquement lorsqu’il s’agit de produits agricoles et alimentaires. En une dizaine de jours, 25 pays africains ont ainsi fermé leurs frontières terrestres (voir Figure ci-contre). Pratiquement la totalité de ces pays a suspendu l’arrivée de vols internationaux, au moins en provenance des pays particulièrement touchés par le virus. Dans beaucoup de pays, ces mesures ont été accompagnées d’un couvre-feu.
Le Congo DR, le Kenya, le Liberia et la Namibie ont choisi une voie différente. Les entrées de personnes aux postes frontières font l’objet d’un contrôle de température et d’un test, puis d’une hospitalisation et/ou d’une quarantaine si nécessaire.
Ces mesures ont été prises dans un but sanitaire, mais leurs conséquences économiques pourraient être importantes. Davantage de contrôles sanitaires aux frontières sur le transport de produits devrait ralentir le commerce intra-africain. En outre, interdire aux personnes de passer la frontière arrête le commerce informel de petites quantités, activité très pratiquée en Afrique. C’est souvent la source essentielle de revenus d’une famille. Ce commerce représente une part significative du commerce enregistré, par exemple, de 15 à 30% des exportations officielles en Ouganda.
Quelles conséquences pour le commerce intra-continental ? Il reste difficile de répondre systématiquement à cette question. L’absence de données récentes empêche d’avoir une vue d’ensemble. Les seules statistiques disponibles jusqu’à fin mars 2020, celles du Food Security and Nutrition Working Group (données hebdomadaires collectées à des postes-frontières d’Afrique de l’Est) n’indiquent pas de rupture, pour l’instant, du commerce transfrontalier agricole dans cette région. La plupart des mesures de fermeture des frontières ont eu lieu dans la seconde partie de mars 2020 et seulement cinq pays (Soudan, Djibouti, Rwanda, Ethiopie, Ouganda) ont mis en place ces mesures en Afrique de l’Est durant cette période.
Les problèmes liés aux politiques « à-la-frontière »
Les décisions de fermeture des frontières ont été adoptées sans apparemment une connaissance précise de ce qui se passe sur le terrain. Ainsi, en Afrique de l’Ouest, du fait de la chaleur en plein jour, les produits frais et périssables sont habituellement transportés la nuit. Les couvre-feux rendent cette pratique impossible. Des contrôles sanitaires plus approfondis, sans renforcement des équipes administratives, augmentent aussi les temps de transport. Ces délais supplémentaires et les couvre-feux pourraient impliquer des gaspillages et des pertes de produits, significatives en Afrique de l’Ouest d’après Brahima Cissé du Comite Interétatique de Lutte contre la Sècheresse au Sahel (CILSS).
L’interdiction faite à des individus de traverser une frontière peut être particulièrement coûteuse pour les éleveurs. L’importance de la transhumance entre les pays sahéliens (Burkina Faso, Mali, …) et les pays côtiers (Bénin, Côte d’Ivoire, …), ou entre le Kenya et l’Ouganda, a souvent été soulignée. Au-delà du coût au commerce pour les animaux arrivés à maturité, c’est le mode de fonctionnement de l’agriculture pastorale qui est menacé.
Le ralentissement du commerce et l’interdiction de passage aux frontières pour les individus peut aussi rendre plus difficile l’accès à certains intrants comme les fertilisants ou les pesticides.
La mise en place de mesures exceptionnelles fournit un terreau propice aux abus de pouvoir. En Afrique de l’Ouest, comme dans bien d’autres régions africaines, il est habituel pour les forces de l’ordre de mettre en place des ‘checkpoints’ le long des corridors de commerce afin de prélever des pots-de-vin. Comme les mesures récentes prises en Afrique de l’Ouest ont ralenti le nombre de transports routiers, ce comportement prédateur a augmenté en intensité : pour Brahima Cissé, la perception de pots-de-vin a augmenté, depuis mars 2020, de 30 pourcents par camion le long de ces corridors.
La plupart de ces mesures n’ont pas fait l’objet d’une information préalable. Les effets de surprise sur les populations locales ont été nombreux. Lorsque des individus ont peu de possibilité de trouver d’autres moyens de subsistance qu’une activité informelle liée au commerce, cette absence de communication aggrave inutilement les effets sur les agents économiques. Cela peut impliquer l’absence de revenus pour de nombreuses familles sur plusieurs jours consécutifs avec des effets dévastateurs en matière de pauvreté et de sécurité alimentaire.
En outre, la coordination internationale ou régionale des décisions politiques a été très généralement absente. Beaucoup de couvre-feux ont ainsi été mis en place, mais souvent sur des horaires différents entre pays limitrophes, ce qui en a accentué les effets négatifs.
Finalement, ces mesures peuvent interrompre ou ralentir l’aide internationale, qu’elle soit alimentaire ou médicale.
Quelques solutions potentielles
Des transferts sociaux sont nécessaires, en particulier pour les commerçants informels qui vivent d’habitude du commerce transfrontalier. Mais ces transferts sociaux sont coûteux et difficiles à concevoir. Comment mettre en place ces transferts en période de confinement (absence de digitalisation possible des paiements dans certains pays) ? Comment mettre en place des mesures qui prennent en compte la vulnérabilité et le rôle spécifiques des femmes ?
L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) est en outre très réservée sur les interdictions de franchissement des frontières. Cela donne des incitations aux personnes à les franchir par des endroits non couverts par les autorités douanières, donc sans contrôle sanitaire. Et pour l’OMS, si un gouvernement anticipait que l’annonce d’un virus impliquait des interdictions de voyage et des restrictions commerciales à l’encontre de ses citoyens et entreprises, cela diminuerait ses incitations à divulguer l’existence de ce virus.
L’autorisation des passages à la frontière permet au contraire un contrôle sanitaire et de possibles dépistages, suivis éventuellement de quarantaines et/ou d’hospitalisation. Il permet d’améliorer l’information des populations, la distribution d’équipements de protection, l’accès à l’eau, au savon, à du matériel de désinfection. Dans la Communauté d’Afrique de l’Est (Burundi, Kenya, Ouganda, Rwanda, Soudan du Sud, Tanzanie), neuf laboratoires mobiles viennent d’être ainsi déployés pour mettre en place des tests systématiques, en particulier le long de la frontière nord séparant l’Ouganda et le Kenya.
Concernant le passage des individus aux postes-frontières, l’imposition de la distanciation sociale peut diminuer la probabilité de propagation du virus. Cela suppose évidemment un renforcement des équipes de douaniers travaillant aux frontières, pour ne pas trop ralentir le commerce transfrontalier.
Il faut réduire les coûts des agriculteurs et des transporteurs de produits agricoles et alimentaires. On peut par exemple questionner l’intérêt des couvre-feux, dont l’impact sur le transport de produits périssables est négatif. En termes de politique commerciale, on peut aussi recommander une réduction des taxes aux importations sur les produits agricoles et alimentaires pesant sur le commerce intra-africain pour compenser la hausse des coûts de transport. Une suspension des interdictions d’exportation sur ces mêmes produits devrait être aussi envisagée.
Les mesures de restriction aux frontières devraient être annoncées à l’avance aux populations pour leur permettre de s’adapter au mieux. Et la coordination internationale de ces politiques devrait être maximale, afin de permettre les échanges d’information sur la propagation du virus et sur les mesures mises en place. Cette dynamique peut s’appuyer sur des institutions comme le bureau régional Afrique de l’Organisation mondiale de la Santé et le Bureau Inter-Africain pour les Ressources Animales. Les Communautés Economiques Régionales peuvent jouer aussi un rôle important. Outre la Communauté d’Afrique de l’Est, dont l’activité a déjà été citée, la Communauté Economique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) étudie un plan d’action contenant notamment la levée de toutes les restrictions aux frontières terrestres et portuaires pesant sur la libre circulation des intrants agricoles, ainsi qu’aux produits agricoles et la promotion de projets de filets sociaux de sécurité alimentaire et nutritionnelle.
Enfin, les pays ne doivent pas laisser la pandémie arrêter les progrès de l’intégration économique. La nécessité de l’accord de libre-échange AfCFTA a été réaffirmée par des personnalités influentes telles que les présidents Paul Kagamé du Rwanda et Cyril Ramaphosa d’Afrique du Sud, car il peut non seulement fournir une base solide pour le développement économique à long terme, mais aussi un moyen de lutter efficacement contre les futures pandémies en facilitant le commerce transfrontalier de denrées alimentaires et de produits médicaux. Des négociations virtuelles pourraient commencer dans les prochains jours pour fixer une nouvelle date de démarrage, peut-être avant le 1er janvier.
La définition de politiques cohérentes en termes sanitaires et économiques face à une pandémie comme le Covid-19 est un exercice particulièrement compliqué. Elle semble déjà très difficile dans des pays riches qui disposent pourtant de ressources financières importantes et d’institutions fortes. Elle l’est évidemment encore plus dans des pays pauvres, dont les ressources financières sont très limitées, et les institutions sont parfois faibles. Des politiques adaptées pour des pays dont les institutions sont fortes peuvent devenir inadaptées, voire nocives, dans des pays dont les institutions sont faibles. Ainsi, comme nous l’avons vu, imposer des contrôles sanitaires plus stricts le long des corridors de commerce peut accroitre le comportement prédateur des autorités locales de contrôle et aggraver en conséquence la situation. La communauté internationale doit donc aider ces pays à prendre en compte l’environnement institutionnel lors de la mise en place de ces politiques.