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« On n’aurait jamais imaginé que cela arrive dans nos murs. C’est une belle surprise pour nous […] Auparavant qui aurait pensé que le cinéma puisse arriver jusqu’ici ? Personne ! Le cinéma on en entendait parler que dans les milieux urbains » ~ Chef de village
L’éducation par le divertissement [« Edutainment » en anglais, abréviation de “éducation” + “divertissement”], distribuée par la télévision, la radio et d’autres plates-formes de mass médias, est une stratégie de changement social et comportemental en plein essor qui utilise des récits persuasifs et captivants sur des sujets spécifiques pour atteindre les populations. L’attrait de l’éducation par le divertissement vient en partie de son potentiel de mise à l’échelle: la télévision et la radio peuvent toucher des millions de personnes, pour un coût potentiellement bien moindre que celui des programmes communautaires traditionnels. Bien qu’il existe un nombre croissant de recherches sur l’impact des interventions basées sur l’éducation par le divertissement, on dispose de peu de preuves sur comment ces interventions peuvent être mises en œuvre de manière efficace, en particulier dans les zones rurales avec un accès limité à l’électricité et aux avancées technologiques comme la télévision et les smartphones. Pour répondre à ces questions, nous avons mené une évaluation de processus de la série télévisée C’est la Vie!, pour documenter les défis à la mise en œuvre dans les zones rurales et conservatrices au Sénégal. C’est la Vie ! porte sur la vie quotidienne dans une maternité et est produite par le Réseau Africain d’Education pour la Santé (RAES) basé à Dakar. Elle a pour objectif, à travers ses histoires dramatiques, d’éduquer son audience sur divers thèmes, incluant la santé reproductive et sexuelle, la santé maternelle et infantile et les violences basées sur le genre.
Dans notre étude, C’est la vie ! a été mis en œuvre par l’ONG MobiCiné au travers de “ciné-clubs mobiles” bihebdomadaires destinés aux adolescentes et aux femmes des zones rurales au Sénégal. Des activités complémentaires comprenaient des discussions post-projections et des ateliers thématiques menés par des animatrices formées, destinés à renforcer les messages et à déclencher des changements de normes sociales. En utilisant des méthodes qualitatives, incluant des observations des ciné-clubs et des activités, des entretiens individuels et des focus groups, l’évaluation de processus a permis de mesurer des indicateurs de mise en œuvre (adaptations et fidélité de l’intervention), ainsi que le niveau d’appropriation de l’intervention par les participants et l’adaptation de la série à la population cible.
Les principaux résultats pouvant être utiles pour la mise en œuvre future de programmes d’éducation par le divertissement dans des régions rurales et potentiellement conservatrices sont :
- Adaptations pour garantir l’adéquation à l’objectif : Les interventions communautaires doivent souvent être adaptées pour correspondre aux besoins et conditions locales – parfois en avance, par des « adaptations proactives » – mais parfois également par des adaptations ad hoc, ou « adaptations réactives ». Avant le début de l’étude C’est la vie !, une étude pilote menée dans six villages a permis de déterminer le lieu idéal pour les ciné-clubs, ainsi que le moment et la durée idéale des projections. Les discussions et les ateliers post-projections ont également été adaptés afin d’alléger leur contenu et de réduire le nombre de thèmes abordés, de manière à améliorer la faisabilité de la mise en œuvre et de s’assurer que les femmes et les jeunes filles puissent participer, compte tenu de leurs contraintes de temps. Durant la période de mise en œuvre, des adaptations ont également été faites pour stimuler la participation des jeunes filles et des femmes. Par exemple, les animatrices ont fait appel aux relais communautaire, aux chefs de village ou aux enfants rentrant de l’école pour annoncer les dates et rappeler les projections. Les animatrices ont aussi organiser pour les participantes des transports par charrettes jusqu’aux lieux du ciné-club. Bien que C’est la vie ! ait été doublé dans les langues locales, le contenu des ateliers thématiques ne l’était pas. Les animatrices ont donc traduit simultanément les outils – notamment les jeux interactifs – du français vers les langues locales. Ces exemples mettent en évidence les types d’adaptations et de flexibilité nécessaires pour garantir l’adéquation de l’intervention aux besoins des zones rurales.
- Fidélité de la mise en œuvre : Un élément clé du succès d’une intervention est de comprendre si l’intervention a été mise en œuvre comme prévu, notamment si le design initial a été respecté, si l’intervention a atteint la population cible et si la mise en œuvre a été de qualité. Notre étude ciblait les jeunes filles et des femmes âgées de 14 à 34 ans et leur participation était élevée avec près de 90 % ayant assisté à au moins une séance de projection et 30 % aux six séances. Les données qualitatives issues de entretiens avec les bénéficiaires et les acteurs du programme suggèrent qu’il était important pour les membres de la communauté que les animatrices ne soient pas considérées comme des étrangères mais comme dignes de confiance pour encourager la participation. Un autre facteur était le contenu de la série elle-même, incluant une bonne intrigue et des personnages exerçant une forte attraction. Les participantes y voyant une nouveauté et un bénéfice pour l’ensemble de la communauté.
Cependant, malgré l’enthousiasme des femmes pour C’est la Vie !, les données ont montré que les hommes participaient rarement, en partie parce qu’ils n’étaient pas directement invités par les animatrices. Chaque participante a reçu un ticket d’invité par projection, qui a été attribué de manière aléatoire à un invité masculin ou féminin. Cependant, les hommes ayant participé au début ont perdu tout intérêt – selon certains, la série était vue comme portant sur des “problèmes de femmes” – et ne s’identifiaient pas aux protagonistes féminins. Alors que la fidélité de la mise en œuvre de toutes les activités était bonne avant le début de COVID-19, les restrictions liées à la pandémie au Sénégal ont mené à la fermeture de toutes les activités dans les ciné-clubs.
« Pour les femmes, lorsqu’elles ont regardé la première projection du film elles ont vu l’intérêt et étaient motivées pour continuer à venir voir la suite de la série » ~ Animatrice
- L’art de l’appropriation – engagement et réceptivité des participantes : Le succès de l’éducation par le divertissement repose sur la façon dont les participants se sentent engagés et transportés par les récits. Notre évaluation du processus a montré que les jeunes filles et les femmes ont unanimement aimé C’est la Vie ! Elles ont partagé les informations et les histoires avec leur famille et amis et ont déclaré avoir pris conscience et appris grâce aux thèmes de la série- qu’elles voyaient comme des problèmes importants applicables à leurs propres vies. Les participantes se sont également souvenues des personnages, s’y sont identifiées et se sont senties ‘transportées’ par les différentes intrigues secondaires, laissant des impressions durables – autant d’éléments importants pour modifier les comportements. Les participantes ont indiqué qu’elles ne souhaitaient pas que les discussions post-projections se terminent car, comme indiqué par l’une d’entre elles, elles “se sentaient concernées par les choses qui sont faites aux femmes”. D’autres études comme l’évaluation de MTV’s Shuga au Nigeria, ont également identifié l’effet ‘d’identification’ avec les personnages et l’effet ‘de se sentir transporté’ comme étant des mécanismes d’impact. Elles ont montré plus d’impact chez les individus les plus engagés et se sentant le plus transportés par l’intrigue. Un futur champ d’investigation pour les études qualitatives devrait s’intéresser aux liens entre l’engagement émotionnel avec le contenu et les personnages des séries – et comment cela peut jouer sur les résultats des études.
« Une partie qui m’a déplu, par exemple, c’est où le mari a frappé sa femme jusqu’à casser son bras. Tu sais vraiment que ce qu’il a fait à sa femme ce n’est pas du tout bon… qu’importe le problème, il ne devrait pas la frapper » ~Femme participante
- L’acceptabilité et l’adéquation au contexte du contenu : C’est la vie ! s’intéresse à des sujets sensibles qui pourraient éventuellement créer des résistances chez les téléspectateurs plutôt conservateurs. Notre évaluation du processus a montré que dans l’ensemble, les participantes et les leaders locaux ont considéré la série appropriée au contexte. Seules quelques femmes ont indiqué qu’elles n’avaient pas été autorisées à participer à l’intervention, bien que la plupart d’entre elles aient eu besoin de la permission de leur conjoint ou de leur tuteur pour y assister. De plus, lors de l’identification des villages d’étude, nous avons rencontré de la résistance de la part des chefs de trois villages dans une région particulièrement conservatrice et avons dû les exclure de notre échantillon d’étude. Enfin, certains contenus n’ont pas été jugés complétement appropriés pour les jeunes téléspectateurs, notamment les scènes à la maternité montrant des femmes accouchant ou des femmes non mariées ayant recours aux contraceptifs. Toutefois, cela ne signifie pas que les interventions doivent exclure les communautés conservatrices ou éviter les sujets sensibles. L’évaluation d’un feuilleton radiophonique sur le mariage des enfants dans les zones rurales de Tanzanie a montré un impact sur les attitudes et les normes plus important dans les villages où les normes conservatrices étaient les plus fortes avant le programme. L’éducation par le divertissement vise à repousser continuellement les limites pour promouvoir des comportements positifs et changer les normes sociales, mais ces limites doivent être soigneusement calibrées par rapport aux leaders conservateurs détenteurs de pouvoir, en particulier dans les zones rurales.
« Elles ont l’occasion de discuter sur des sujets très délicats, très tabous, entre parents et enfants et là, la mère peut dire ce qu’elle pense, de même que l’enfant. C’est comme un dialogue intergénérationnel où les femmes et les mamans parlent et chacun fait ressortir ses ressentis, sa pensée et ses inquiétudes » ~ Animatrice décrivant les discussions post-projections.
Ces leçons peuvent sembler intuitives aux personnes ayant de l’expérience dans la mise en œuvre de programmes : les interventions doivent être adaptées au contexte, ajustées au fil du temps, et il est important de veiller à la qualité de la mise en œuvre. Cependant, notre évaluation de processus démontre qu’il est essentiel de documenter la manière dont cela est fait dans différents contextes et milieux pour aider les participants à apprendre et pour développer les programmes futurs. Les études qualitatives permettent de directement solliciter les points de vue des participants et de garantir que les perspectives des parties prenantes soient prises en compte. Les évaluations de processus sont également clé pour comprendre comment les futures productions basées sur l’éducation par le divertissement pourront être utilisées le plus efficacement, afin d’obtenir de meilleurs résultats chez les adolescentes et les femmes, même dans les zones rurales conservatrices et difficiles à atteindre.
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Pour plus d’information, voir: A community edutainment intervention for gender-based violence, sexual and reproductive health, and maternal and child health in rural Senegal: A process evaluation
L’équipe de l’étude d’évaluation du processus C’est la Vie ! est composée de : Agnes Le Port (IRD), Moustapha Seye, Annick Nganya Tchamwa et Abdou Salam Fall (LARTES, Université Cheikh Anta Diop), Jessica Heckert, Melissa Hidrobo et Malick Dione (IFPRI et IFPRI Dakar) et Amber Peterman (UNC).
L’équipe tient à remercier les partenaires de mise en œuvre, en particulier Ousseynou Thiam pour MobiCiné et Mbathio Diaw Ndaye et Alexandre Rideau pour le Réseau Africain pour l’Education à la Santé (RAES) pour leurs commentaires utiles et leur collaboration à cette recherche. Nous remercions également les personnes interviewées (femmes, hommes, chefs de village, animateurs et bénévoles en santé communautaire) dans le cadre de cette étude. Nous remercions le programme de recherche du CGIAR sur les Politiques, Institutions et Marchés (PIM) et un donateur anonyme pour le financement de ce travail.